Du 7 au 9 octobre 2024, les organisations de la société civile pastorale se sont réunies à Abidjan afin de dresser le bilan de la Déclaration de Nouakchott, adoptée en 2013 pour promouvoir un pastoralisme sans frontière et sécuriser les moyens d’existence des communautés pastorales. Récit de ces trois jours d’échanges et de débats, en préparation du Forum de Nouakchott+10.

Cette rencontre est importante. Fils et petit-fils d’éleveurs, Achérif a parcouru plus de 4000 km pour se rendre à Abidjan. A seulement 32 ans, il est récemment devenu secrétaire général adjoint par intérim de la Confédération des organisations professionnelles des pasteurs et acteurs de la filière bétail au Tchad (COPAFIB). Djoudé, elle, a quitté Nikki, une commune agro-pastorale du Bénin où elle est jeune ambassadrice du pastoralisme. Comme plus de 90 participants venus des quatre coins de l’Afrique de l’Ouest et du Sahel, ils participent à la concertation des organisations de la société civile pastorale, organisée en Côte d’Ivoire du 7 au 9 octobre 2024.

L’élevage pastoral est un pilier de l’économie rurale en Afrique de l’Ouest et au Sahel. Il représente 10 à 15 % du PIB des pays sahéliens et 5 % de celui des pays côtiers. Pourtant, ce système de production qui assure la subsistance de plus de 80 millions de personnes et qui nourrit la sous-région, fait face à des défis croissants. En 2013, la Déclaration de Nouakchott a été adoptée pour promouvoir un pastoralisme sans frontière et sécuriser les moyens d’existence des populations pastorales. Dix ans plus tard, le moment est venu de faire le bilan. Les organisations de la société pastorale se sont donné 72h pour partager leurs points de vue, afin de porter leurs préoccupations et leurs propositions lors du Forum de haut niveau « Nouakchott +10 », le mois prochain.

Dans la chaleur moite d’Abidjan, turbans, boubous, gôbis et vestes s’agitent. Les poignées de main et les accolades s’enchaînent sous le bourdonnement des conversations. On attend l’arrivée du Ministre, qui doit ouvrir les échanges. Choisir la Côte d’Ivoire pour accueillir cette rencontre n’est pas anodin. L’élevage joue un rôle clé dans l’intégration régionale, avec des couloirs de transhumance et des routes de commercialisation qui traversent toute la sous-région. Alors que la Déclaration de Nouakchott ne concernait initialement que les pays sahéliens, il est rapidement apparu nécessaire d’inclure dans cette dynamique les pays côtiers qui comptent et accueillent de nombreux pasteurs et agro-pasteurs.

La Déclaration de Nouakchott, un bilan en « demi-teinte »

Les organisations pastorales ne sont pas venues les mains vides. Tour à tour, elles restituent les résultats des consultations qui ont été conduites dans les pays. Réalisations d’infrastructures hydrauliques, actions de santé animales, construction de marchés à bétail, renforcement de capacité des acteurs… Les acquis sont nombreux et le bilan est unanime. La Déclaration de Nouakchott a constitué un tournant majeur dans le soutien au pastoralisme. Des engagements ont été pris pour renforcer la prise en compte du pastoralisme dans les politiques publiques et les stratégies de coopération. De très nombreux programmes ont été lancés à l’échelle régionale et dans les pays. Au total, plus d’un milliard d’US dollars ont été investis dans le secteur depuis 2015

Et pourtant, au cours de ces 10 ans, les revenus des pasteurs n’ont pas augmenté. L’ambition de Nouakchott s’est heurtée à la réalité d’un contexte sécuritaire qui n’a cessé de se dégrader, et la mobilité des pasteurs et des agro-pasteurs est plus difficile que jamais. 

Des défis sans précédent pour le monde pastoral

Un silence s’installe dans la salle. Tous les regards se tournent vers le rugga Souhebou, qui s’apprête à prendre la parole. Chef traditionnel des éleveurs dans la Kompienga, à l’Est du Burkina Faso, il a dû fuir avec son troupeau et sa famille pour se réfugier dans un pays voisin. Pour lui, le message est clair : la fermeture des frontières met en péril la survie des éleveurs. « Si vous n’avez plus de pâturage pour nourrir vos animaux ou si vous devez fuir l’insécurité, vous devez avoir la possibilité de partir ! » implore-t-il. Les véhicules de transport qui parcourent la sous-région croisent sur leur chemin des stations-services, des restaurants et des hôtels. De même, pour le rugga Souhebou, il est essentiel de garantir la circulation des animaux en aménageant des aires de repos, des forages, des zones de pâture et des marchés à bétail tout au long de leur parcours.

Lire la synthèse :

Entendre la voix des éleveurs au Sahel et en Afrique de l’ouest : Quel avenir pour le pastoralisme face à l’insécurité et ses impacts ?

 Réseau Billital Maroobe et partenaires, chercheur principal : Mathieu Pellerin (juillet 2021)

Face à la menace terroriste, plusieurs pays côtiers ont imposé des mesures de restriction à la mobilité transfrontalière et interne. Les organisations d’intégration régionales n’ont pas su défendre le principe de libre circulation et sont aujourd’hui ébranlées. Ces décisions ont entravé les déplacements des éleveurs, déjà fortement perturbés par l’avancée des fronts agricoles, les chocs climatiques et la propagation de l’insécurité. Or, la mobilité est la stratégie principale des éleveurs pour exploiter au mieux les ressources en fonction des variations saisonnières et approvisionner à moindre coût les bassins de consommation en viande de qualité.  

« Il y a dix ans, nos discussions portaient principalement sur l’inefficacité et les imperfections du Certificat International de Transhumance, ainsi que sur les limites inhérentes aux législations pastorales ou à leurs décrets d’application. Aujourd’hui, les communautés pastorales sont plutôt inquiètes pour leur intégrité physique. Le nombre d’éleveurs déplacés forcés et réfugiés a atteint des proportions alarmantes. » alerte Boureima Dodo, le président du Réseau Billital Marrobè (RBM). Le développement de l’insécurité dans les mêmes espaces que ceux occupés par les pasteurs a jeté le discrédit sur ces derniers. Premières victimes des violences, ils ont aujourd’hui le sentiment d’être abandonnés voire ciblés par les Etats. Les éleveurs sont contraints de concentrer leurs animaux dans certaines zones, au prix de tensions croissantes avec les autres usagers des espaces ruraux, ou de les vendre. Un cri du cœur résonne dans la salle : « c’est l’avenir même de l’élevage qui est désormais menacé ».

Un « grand moment d’introspection collective »

Faire le bilan de ces dix années d’actions est un exercice délicat pour les organisations pastorales. Elles sont à la fois « juges et parties », et la rencontre d’Abidjan constitue aussi un « grand moment d’introspection collective » souligne le président du RBM.
Au fil des ans, les faîtières régionales sont montées en puissance et ont élargi leur représentation. Le Réseau Billital Marrobè (RBM) a notamment étendu son implantation en Afrique de l’Ouest et au Sahel, passant de 6 à 11 pays.

En se professionnalisant, les organisations d’éleveurs ont renforcé leurs capacités d’influence. Ensemble, elles ont initié une campagne de promotion du lait local, qui a abouti à l’adoption d’une stratégie de la Communauté économique des Etats de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) avec un ambitieux programme d’investissement pour les chaînes de valeur du lait local. C’est avec fierté que Modibo Oumarou, Secrétaire exécutif de l’Association pour la Promotion de l’Elevage au Sahel et en Savane (APESS), rappelle que son organisation pilote aujourd’hui la plateforme multi-acteurs régionale mise en place pour contribuer à l’opérationnalisation de cette stratégie. Engagée depuis 2004 au Sénégal pour faire reconnaître le rôle des femmes dans l’élevage, Madame Sidibè a vu les organisations féminines se structurer sur tout le territoire. Avec l’appui du Projet Régional d’Appui au Pastoralisme au Sahel (PRAPS), elles ont créé la « calebasse de la femme », un fonds qui leur permet de développer des activités d’élevage (poulaillers, bergeries) pour assurer la sécurité alimentaire de leurs ménages et scolariser les enfants.

Mais cette montée en puissance des organisations pastorales est allée de pair avec des écueils. La tentation de devenir des prestataires de projet est grande, au risque de s’éloigner de leur mandat de représentation des éleveurs. Si les OP ont développé une précieuse expertise d’ingénierie pastorale et sont parfois les dernières à pouvoir apporter aux éleveurs l’assistance vitale dont ils ont besoin dans les zones les plus difficile d’accès, les Etats doivent aujourd’hui reconnaître leur rôle d’utilité publique à travers un accompagnement institutionnel à la hauteur de leur mission.

Les leaders admettent également la nécessité de se reconnecter avec leur base, et de faire une place à la jeunesse pour préparer la relève. En témoigne la présence à Adbidjan de visages jeunes et déterminés, comme Djoudé qui n’a pas sa langue dans sa poche et se « fière d’être au côté des aînés, pour écouter mais surtout pour partager ce que nous pensons ». Face au désaveu de la jeunesse pour le monde agro-pastoral, la jeune femme s’interroge. La vie en brousse, au côté des animaux, dans ce contexte d’insécurité, est aujourd’hui un choix difficile. Pour elle, la priorité est d’aller à la rencontre de ces jeunes : « Plus on connait nos motivations, plus on connait nos stratégies et nos aspirations, plus on pourra nous accompagner ». Achérif renchérit : alors que l’inégale répartition des services sociaux de base suscite de nombreuses frustrations, il est urgent de repenser l’accès à l’éducation des jeunes pasteurs afin qu’ils puissent trouver leur place dans la société. »

Retisser les liens, le message d’espoir pour Nouakchott +10

Mardi matin, sous un soleil de plomb, la ville bouillonne déjà. Dans la salle, chacun reprend rapidement sa place pour finaliser les propositions à présenter au Forum de haut niveau sur le pastoralisme « Nouakchott +10 », qui se tient 7 au 9 novembre 2024. Achérif a rejoint le groupe de travail sur la gouvernance du foncier, où l’on partage des expériences inspirantes de cartographie des terres et de reconnaissance juridique des espaces pastoraux pour sanctuariser leur vocation. 

De son côté, Djoudé a choisi de réfléchir avec ses aînés, les ruggas, aux enjeux de citoyenneté et d’insertion sociale des éleveurs. Difficile de bien s’entendre dans ce foisonnement d’idées et de préoccupations, où se mêlent français, anglais, fulfuldé et bambara. 

Le rapporteur ne lâche plus son crayon. Il consigne soigneusement les inquiétudes et les suggestions des participants pour élaborer une note de position commune. Les discussions se poursuivent jusque dans les couloirs. Le défi est d’inclure la diversité des acteurs des mondes pastoraux et agro-pastoraux, tout en réaffirmant les principes essentiels de la Déclaration de 2013. Une certitude se dessine : la priorité pour la décennie à venir sera de retisser des liens. Des liens sociaux et économiques entre communautés, pour que les éleveurs prennent pleinement part au vivre ensemble dans les territoires. Des liens entre agriculture, agro-pastoralisme et pastoralisme, car ces complémentarités sont la clé de la durabilité. Des liens entre pays côtiers et sahéliens, indispensables pour faire face aux défis transfrontaliers. Des liens entre les populations pastorales et les Etats, afin de restaurer la confiance et le pacte social. Des liens aussi au sein des chaînes de valeur et entre les générations, pour que chacun et chacune trouve sa place et que l’élevage pastoral continue de nourrir la région. 

Après trois jours d’échanges intenses, les visages sont satisfaits et réjouis. La note de position commune est validée : elle portera haut la voix de la société civile pastorale au Forum de Nouakchott +10.

Lire la note de position des acteurs de la société civile pastorale au Forum de Nouakchott +10

Réalisé par : 

Avec l’appui de :

Récit : Marie Hur

Photographies (frise) : Patrick Delmas

Photographies et vidéos : Issoufou Diallo (RBM)

Pour Inter-réseaux Développement rural (novembre 2024)